Jeter une lumière sur les problèmes les plus sérieux en même temps ne pas prononcer une seule phrase sérieuse, être fasciné par la réalité du monde contemporain et en même temps éviter tout réalisme, voilà La fete de l'insignifiance. Drôle de rire inspiré par notre époque qui est comique parce qu'elle a perdu tout sens de l'humour.
(Postface de François Ricard)
«J'aime tout ce que tu m'as déjà raconté, j'aime tout ce que tu inventes, et je n'ai rien à ajouter. Sauf, peut-être, à propos du nombril. Pour toi, le modèle de la femme anombrilique c'est un ange. Pour moi, c'est Ève, la première femme. Elle n'est pas née d'un ventre mais d'un caprice, un caprice du créateur. C'est de sa vulve à elle, la vulve d'une femme anombrilique, que le premier cordon ombilical est sorti.
Si j'en crois la Bible, sont sortis d'elle encore d'autres cordons, un petit homme ou une petite femme accroché au bout de chacun. Les corps des hommes restaient sans continuation, complètement inutiles, tandis que du sexe de chaque femme un autre cordon sortait, avec à son bout une autre femme ou un autre homme, et tout cela, répété des millions et des millions de fois, s'est transformé en un immense arbre, un arbre formé par l'infini des corps, un arbre dont le branchage touche le ciel.
(Folio 2019, p. 90.)
C’est la victoire de la désillusion sur les mirages, les déceptions. Et c’est justement cette victoire que recherche Kundera. Mais elle a son prix. Car, au milieu de tout l’humour dont le livre irradie se cache une grande tristesse, une tristesse due au fait que ce siècle terrible, le XXe, n’a finalement laissé derrière lui aucun idéal, sinon la technologie.
Parmi les personnages de ce roman à l’humeur variable, c’est à nouveau la parole qui domine. La volonté de la protéger – c’est ainsi qu’on peut comprendre le travail de Kundera en tant qu’auteur – est encore payante aujourd’hui, même si, dans le même temps, un rire refoulé peut éclater au grand jour, et ce rire lui-même est souvent risible. Du fait de sa structure relâchée, ce livre est une invitation à lier de façon toujours plus étroite l’essentiel et l’insignifiant, le fondamental et l’anecdotique, et c’est aussi un rappel qu’il est impossible de les lier complètement. Et la langue employée par la traductrice, qui se concentre sur les détails et suggère par moments une certaine réserve, convient parfaitement à ce roman de Kundera si généreux dans sa conception.
La structure du roman peut paraître fragile, on peut avoir l’impression que le livre tourne autour d’un centre absent et qui serait son moteur ou qui raconterait l’histoire. Mais c’est justement là que tout se joue : le récit s’achève par l’apologie que fait Ramon de l’insignifiance, par sa célébration d’une vie qui ne signifie rien, d’un monde qui est lui-même « avec toute son évidence, avec toute son innocence, avec toute sa beauté ». Et cette prose austère, avec ses piques d’ironie et son aura du XVIIIe siècle, fonctionne à merveille dans la traduction de Linda Asher.
J’ai dit que cette Fête de l’insignifiance était finalement assez peu festive. Mais les dernières pages, au cours desquelles on urine en public, on tire des coups de feu et une chorale d’enfants chante La Marseillaise dans les jardins du Luxembourg, sont une exception notable. Tout ça rappelle les films de la Nouvelle Vague tchécoslovaque : c’est amusant, loufoque, et ça forme un final extraordinaire pour un exercice narratif somme toute plutôt plat. Avec les blagues de Staline et un étrange scénario de suicide, c’est aussi la seule scène significative du livre. J’espère que ce roman ne sera pas le dernier de Kundera.
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