L’Immortalité est le dernier roman écrit par Kundera en tchèque. Il a été traduit et publié en 44 langues, d’abord en français en 1990, puis la même année par plusieurs maisons d’édition allemandes, et parvient aux lecteurs italiens (deux éditions) et hispanophones avec des publications à Barcelone, Bogota, Santiago, Mexico ou encore Buenos Aires. Les éditions Circulo de Leitores (Lisbonne) éditent le livre à deux reprises le livre en 1990, et les éditions Nova Frontiera (Buenos Aires) poussent jusqu’à trois éditions. Des pays comme la Turquie, la Norvège ou les Pays-Bas ne sont pas en reste. L’année suivante, le livre est présenté aux lecteurs anglophones, avec des publications à New York (Harper Collins Publishers, Grove Weidenfeld Press), Londres (Faber and Faber) ou encore Calcutta. Toujours en 1991, le livre rafle le prix de l’Independent Foreign Fiction Award (Royaume-Uni), puis, trois années plus tard, le prix Jaroslav Seifert (Tchéquie).
Peu après, quand je voulus me remettre à l'observer, la leçon était finie. Elle s'en allait en maillot le long de la piscine et quand elle eut dépassé le maître nageur de quatre à cinq mètres, elle tourna la tête vers lui, sourit, et fit un signe de la main. Mon cœur se serra. Ce sourire, ce geste, étaient d'une femme de vingt ans ! Sa main s'était envolée avec une ravissante légèreté. Comme si, par jeu, elle avait lancé à son amant un ballon multicolore. Ce sourire et ce geste étaient pleins de charme, tandis que le visage et le corps n'en avaient plus. C'était le charme d'un geste noyé dans le non-charme du corps. Mais la femme, même si elle devait savoir qu'elle n'était plus belle, l'oublia en cet instant. Par une certaine partie de nous-mêmes, nous vivons tous au-delà du temps. Peut-être ne prenons-nous conscience de notre âge qu'en certains moments exceptionnels, étant la plupart du temps des sans-âge. En tout cas, au moment où elle se retourna, sourit et fit un geste de la main au maître nageur (qui ne fut plus capable de se contenir et pouffa), de son âge elle ne savait rien. Grâce à ce geste, en l'espace d'une seconde, une essence de son charme, qui ne dépendait pas du temps, se dévoila et m'éblouit. J'étais étrangement ému. Et le mot Agnès surgit dans mon esprit. Agnès. Jamais je n'ai connu de femme portant ce nom.
(Folio Gallimard, p. 14)
Goethe haussa les épaules et dit avec un certain orgueil : « En un sens, il se peut que nos livres soient immortels. Peut-être. » Après une pause, il ajouta à mi-voix, d'un ton grave: << Mais pas nous.
- Au contraire! protesta Hemingway avec amertume. Nos livres, il est probable qu'on cessera bientôt de les lire. De votre Faust ne restera qu'un opéra bébête de Gounod. Et aussi, peut- être, ce vers où il est question de l'éternel féminin qui nous entraîne quelque part... girib sqmargnol "Das Ewigweibliche zieht uns hinan ", récita Goethe.
- C'est ça. Mais sur les moindres détails de votre vie, les hommes ne cesseront jamais leur bavardage.
- Vous n'avez toujours pas compris que les personnages dont ils parlent n'ont rien à voir avec nous?
- N'allez pas prétendre, Johann, qu'il n'y a aucun rapport entre vous et le Goethe dont tout le monde parle, et sur qui tout le monde écrit. J'admets que vous n'êtes pas tout à fait identique à l'image qui est restée de vous. J'admets que vous y êtes passablement déformé. Mais, pourtant, vous y êtes présent.
- Non, je ne suis pas présent en cette image, dit Goethe avec beaucoup de fermeté. Et je vous dirai encore plus. Dans mes livres non plus, je ne suis pas présent. Celui qui n'est pas ne peut être présent.
- Ce langage est trop philosophique pour moi.
- Oubliez un instant que vous êtes américain et faites travailler votre cerveau : celui qui n'est pas, ne peut être présent. Est-ce si compliqué? Dès l'instant de ma mort, j'ai abandonné tous les lieux que j'occupais. Même mes livres. Ces livres restent au monde sans moi. Personne ne m'y trouvera plus. Car on ne peut trouver qui n'est pas.
(Folio Gallimard, pp. 318-319)
Première partie : Le visage
Deuxième partie : L'immortalité
Troisième partie : La lutte
Les sœurs. Les lunettes noires. Le corps. L'addition et la soustraction. La femme plus âgée, l'homme plus jeune. Le onzième commandement. L'imagologie. Le brillant allié de ses fossoyeurs. L'âne intégral. La chatte. Le geste de protestation contre les atteintes aux droits de l'homme. Être absolument moderne. Être victime de sa gloire. La lutte. Le professeur Avenarius. Le corps. Le geste du désir d'immortalité. L'ambiguïté. La voyante. Le suicide. Les lunettes noires.
Quatrième partie : Homo sentimentalis
Cinquième partie : Le hasard
Sixième partie : Le cadran
Septième partie : La célébration
(Gallimard)
Dans son récit, Kundera ouvre sans cesse de nouvelles portes, à tel point que le roman préférerait ne plus exister. Mais supprimer l’intrigue traditionnelle ne revient pas à supprimer tous les personnages du récit. Au contraire. Les sept parties du livre sont traversées par une morale sévère, avec par exemple un mépris déclaré pour le travail des journalistes et pour les désirs trop terre-à-terre, l’avidité de l’homme moderne, dans un monde partagé entre les défilés de mode et les mass-médias. À la fin de L’Immortalité, ivre d’une lecture presque inexistante, vous aurez la gorge sèche.
Au final, ce ne sont pas les grands actes qui ont la plus grande importance, et il suffit d’un petit geste pour devenir inoubliable. Avec ce livre, Kundera a peut-être franchi un échelon de plus sur l’échelle de l’immortalité.
Par son style, le roman rappelle l’élégant éclectisme d’un Sir Thomas Brown, ou encore les paraboles échevelées d’un Kurt Vonnegut. Mais le résultat est beaucoup plus digeste qu’on pourrait le penser, et l’analyse cruelle des faiblesses sentimentales à laquelle se livre Kundera touchera tous les lecteurs, de l’étudiant acharné en visite de la planète Mars au débutant qui vient de s’inscrire à un club de lecture et qui n’est pas encore trop rebuté par les aberrations post-modernes. Mais, attention : en savourant ce petit poisson étincelant, vous devrez prendre soin de retirer la moindre arête, car ce que vous avez dans votre assiette, ce n’est pas un vulgaire hareng saur servi tout prêt, et gratuitement.
En tous les cas, avec L’Imortalité, nous découvrons le personnage féminin le plus riche, le plus complet que Kundera ait jamais créé, et la dernière vision qu’il en donne est particulièrement touchante. Pour expliquer pourquoi, il faudrait que je reproduise ici l’intrigue du livre, ce que j’ai oublié de faire, semble-t-il. Mais la profonde réflexion à laquelle Kundera se livre ici, sur l’immortalité de nos gestes et nos formes, met à profit tant de sources que le récit s’avère au final l’aspect le moins important de ce livre essentiel et inoubliable.
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